Collier de chien et dépression : Goth is alive

Quand la mode voit la vie en noir, le style gothique envahit les podiums. Les collerettes prennent le large, les plateformes s’apprêtent à toucher le ciel et les piercings brillent sous le fard à paupières anthracite. Mais que font les goths sur les podiums ?

Avec une régularité théâtrale, les éléments de la mode dite “gothique” s’inscrivent durablement comme un marronnier des tendances de l’automne-hiver. Sans grande surprise, puisque les tonalités sombres s’accommodent mal du redoux et des températures estivales. Le calendrier a aussi son importance, puisque la fête d’Halloween gagne de plus en plus de popularité de notre côté de l’Atlantique, aidé par les médias et les productions de la pop culture comme les séries horrifiques de American Horror Story à Scream Queens, et Penny Dreadful.

Suffisamment de saisons et de défilés sont passés pour que la mode du prêt-à-porter haut de gamme ait embrassé toutes les facettes du style gothique. Les veuves victoriennes côtoient les styles hardcores des amateurs de métal comme les cyberpunks light. La richesse de la mode gothique est à lire dans son histoire, d’un adjectif qui a connu mille sens, désigné différentes productions culturelles pour être désormais associé à une sous-culture essentiellement vestimentaire et musicale. Leur arrivée sur les podiums n’est tout simplement pas un hasard.

Back from the grave : esthétique du revenant et besoin d’histoire

À l’origine, le mot gothique désigne un style de l’architecture française caractéristique de la deuxième partie du Moyen-Âge. Quelques siècles plus tard, parmi des amateurs anglais avides de ces petits bijoux de construction sculpturale, l’excentrique auteur Horace Walpole a la bonne idée de mettre ces bâtisses imposantes au cœur du premier conte gothique, Le château d’Otrante. Depuis, le gothique littéraire a pris racine en Angleterre, imposant son style caractéristique et ses tropes finement élaborés, livrant au passage quelques petits bijoux horrifiques de la seconde moitié du 18e siècle jusqu’au début du 20e siècle. Histoires de fantômes d’Ann Radcliff dans Les Mystères d’Udolphe, la créature du docteur Frankenstein de Mary Shelley ou encore le mystérieux Tour d’Écrou d’Henry James. Frissons, éclats de sublime, visions d’angoisse et créatures maléfiques marqueront leur époque.

Nosferatu, le fantôme de la nuit , Werner Herzog, 1979

Chris Baldick, auteur de The Oxford Book of Gothic Tales, façonne une définition du gothique en littérature à travers les différents éléments caractéristiques du vertige : “(…) le conte doit combiner le poids terrible de l’héritage de l’histoire avec le sentiment claustrophobique d’enfermement dans un espace, ces deux dimensions se renforçant l’une et l’autre pour produire une impression d’une descente écœurante vers la désintégration.” Le poids de l’histoire inhérent au conte gothique, à travers bâtisses imposantes hérités sur Moyen-Âge, inspirent la peur sans jamais provoquer la fuite : les personnages d’Otrante s’enfoncent dans leur angoisse comme dans les profondeurs du château.

Autre pierre angulaire du roman gothique, le mystère : tel un spectre, il flotte dans l’air sans que personne ne parvienne à le saisir. Un voile opaque sépare le héros du terrible secret, et en nous séparant de la pure horreur il augmente la tension. Le dévoilement n’est pas la finalité du conte gothique : lever le mystère en résorberait le vertige. Le voile intègre pleinement le mécanisme du gothique, sans lui pas d’effet de tension, ni d’enjeu. Il “absorbe” le secret, à l’instar du vêtement qui masque l’intériorité pour mieux façonner l’apparence, pour mieux devenir indispensable.

Bela Lugosi n’est pas mort

Au crépuscule du genre littéraire de l’Angleterre victorienne, le gothique a su prolonger son existence avec une détermination vampirique. Lorsqu’une bonne poignée d’artistes repousse les frontières de la contre-culture jusque dans les profondeurs pour mieux faire surgir leurs démons intérieurs, le gothique renaître de ses cendres à travers un nouveau médium, désormais musical. L’émergence d’univers sombre et impactant visuellement, au confluent du mouvement punk, d’influences contestataires, et des saillies du glam’ rock. Ce sont Siouxsie la sorcière, Adam et son costume militaire d’un autre siècle, Bauhaus et ses vampires ou The Cramps peuplent l’imaginaire des années 80 de leur esthétique gothique revisitée. Quelques noms connus de l'industrie musicale qui témoignent de l’apparition d’une sous-culture, dont le moyen d’expression n’est plus seulement musical, mais aussi vestimentaire. Un tournant qui va permettre au gothique de s’autonomiser : en s’émancipant des productions culturelles, il désigne des désormais des personnes. D’adjectif (une cathédrale gothique, un roman gothique), il devient un nom : les gothiques, reconnaissables par leur apparence. La popularité et la richesse du style vestimentaire brasse dans toute l’histoire du gothique, des références musicales modernes au fantastique victorien, et son esthétique marquée de noir, de macabre et de mélancolie permettent désormais au corps de devenir le lieu de recherche et d’expression de soi. Plus qu’une sous-culture menée par une fulgurance musicale, le gothique devient un style, une manière de vivre.

Que le gothique dans tous ses aspects trouve sa place sur les catwalks annonce la fin de sa subversion initiale et sa dilution dans la culture “pop”. Mais leur rencontre laisse entrevoir une appropriation plus qu’harmonieuse : la mode, lieu du voilement du corps au profit de la construction de l’apparence, s’approprie de loin en loin le genre littéraire où l’importance du masque déborde sur le masqué.

Campagne Alexander McQueen automne/hiver 2002

De noir et de dentelle : effet de mode du gothique

Les liens entre mode haut de gamme et gothique se tissent depuis plusieurs saisons. Designers, directeurs artistiques, photographes et magazines ont cultivé chacun à leur manière l’esthétique gothique. En tête, Alexander McQueen avec des défilés comme Supercalifragilisticexpialidocious ou Joan, offrant les éléments chers au gothique littéraire. Côté musique, l’impact du post-punk, du rock et du métal se glisse jusque dans les playlists de ses défilés. Citons Ann Demeulemeester où le noir domine, agrémenté des touches edwardiennes. De contre-culture à caprice de l’industrie du luxe, ces partis pris stylistiques du noir et du macabre ont inscrit un style et son histoire dans l’imaginaire d’une tout autre démographie de consommateurs.

Le gothique aime jouer avec l’histoire, exhumer les costumes d’un autre siècle - et ça, la mode le comprend : Rendre hommage et puiser dans l’héritage fait aussi partie de son mécanisme. Au-delà de l’aspect historique et l’attention au vêtement au style all black everything, que vient nous dire sa recrudescence sur les podiums ces deux dernières années ? Sans doute l’attachement (qu’il soit réellement nostalgique ou motivé par le marketing) d’une génération à une contre-culture frémissante menée par les Blitz Kids peuplant les salles de concert. Et aussi une démarche de distinction, car le gothique s’épanouit pleinement dans sa radicalité. Les platform shoes Kiki de Marc Jacobs, les capes de velours noir signées Saint Laurent ne sont que rarement l’apanage du commun pour se rendre sur leur lieu de travail.

Campagne Marc Jacobs automne/hiver 2016

En exploitant le filon du gothique, la mode poursuit son jaillissement de tendances en s’abreuvant aux sources d’un phénomène séculaire hors-norme, peu massifié, mais identifiable, mystérieux sans pour autant être inconnu et possédant un imaginaire riche. Une équation rare et précieuse pour les créatifs et le marketing. Une vision noire qui dénote, un bagage culturel important et de niche pour la touche outsider dont la mode se nourrit. Désignant des communautés à l’écart de la norme, perçues comme étranges et parfois abordées avec mépris ou condescendance par les médias, les créations dark et décadentes de la mode offre à l’esthétique gothique une reconnaissance et une publicité inédite. Jusqu’aux prochaines métamorphoses du gothique.

–article mis à jour, initialement publié sur Modzik.com en novembre 2016