Habiller son monstre préféré : décorer le soi
Qu’ont les monstres et la mode en commun ? Si les figures monstrueuses comme le vampire et son costume noir possèdent un style vestimentaire identifiable, créatures horrifiques et industrie de la mode partagent-elles un lien au-delà de la simple référence inspirationnelle ?
En imaginant un parallèle entre l’acte de s’habiller et la conception des monstres émerge la créativité de ce geste quotidien, similaire à la création d’êtres monstrueux dans la littérature et les arts picturaux. Et derrière cette possibilité d’exprimer le mieux notre individualité et notre altérité en invoquant notre monstruosité, un dispositif pour défier la norme.
Habiller le soi : une histoire de trope et de variation
Sur le vêtement choisi comme message que l’on fait passer en société, avec la spécificité du “message intentionnel” transmis par les styles et codes adoptés au seins des sous-cultures :
“ (…) Par exemple, la tenue conventionnelle portée par l'homme ou la femme de la rue est choisie en fonction de contraintes financières, de « goût», de préférence, etc., et ce choix est sans aucun doute signifiant. Chaque configuration s'inscrit dans un système de différences - les modes conventionnels du discours vestimentaire - qui correspond à un ensemble de rôles et d'options socialement déterminés. Ces choix sont porteurs de toute une gamme de messages transmis par le biais des nuances subtiles d'un ensemble de sous-systèmes interconnectés: classe et statut, séduction et conscience de soi, etc. En dernière instance, ils expriment au minimum la « normalité» en opposition à la « déviance» - la normalité se caractérisant par son invisibilité relative, sa conformité, sa « naturalité ». Mais la communication intentionnelle est d'un genre différent: elle se détache du lot en tant que construction ostensible et choix lourd de significations, elle attire l'attention sur elle-même, elle se donne à lire.
C'est bien là ce qui distingue les configurations visuelles des sous-cultures spectaculaires de celles propres à la culture environnante : leur caractère ostensiblement fabriqué (même les mods, qui occupaient une position précaire entre la norme et la déviance, finissaient par proclamer leur différence au moment de fréquenter en groupe les discothèques ou les stations balnéaires). Les sous-cultures exhibent leurs propres codes (cf. les T-shirts déchirés de punks), ou du moins démontrent-elles que les codes sont faits pour êtres usés et abusés, qu'ils ont été pensés délibérément plutôt qu'adoptés inconsciemment.
Dick Hebdige, Sous-culture, Le sens du style, Seconde partie : Une lecture, chapitre 7 “Le style comme communication intentionnelle”
Quel processus est à l’œuvre dans l’acte de se vêtir ? En s'habillant, on peut choisir par exemple de suivre un modèle (ou trope en anglais) et se borner à imiter un cliché qu’il incarne dans notre culture. Certains sont vagues, d’autres plus spécifiques : l’attirail d’un adolescent est flou et évolue suivant les décennies, d’autres sont extrêmement marqués par leur époque, la classe sociale et la culture dans lesquelles ils ont émergés : récemment le hipster des années 2010 et précédemment les punks. Dans les tenues de ces derniers, bottes lacées, jean ou collant déchiré, veste en cuir personnalisée précise le sens à leur apparence en indiquant leur appartenance. Si des vêtements et des associations de vêtements et d’accessoires ont des significations qui leur sont rattachées, par le biais de cultures et sous-cultures, la notion d’assemblage induit la possibilité d’un jeu, d’itération et d’une potentielle expansion des interprétations. Nous avons la possibilité de diluer la signification d’un vêtement, d’une tenue ou de l’accentuer en mélangeant les styles et les références ou bien en les imitant au pied de la lettre. S’habiller n’a rien d’un simple copier-coller : au-delà de l’imitation, l’infinité de variations possible se niche jusque dans les moindres détails, à condition d’y avoir accès. Contrairement à certains uniformes de travail comme les cols bleus en combinaisons d’une seule pièce, les simple costume et chemise ensemble multiplient les variations : le nombre de boutons, la coupe, l’assemblage de couleur, les nuances du tissu, ou leurs imprimés… Chaque détail rend quasi impossible de croiser deux personnes avec l’exacte même silhouette apparemment similaire. Le degré de distinction est ainsi remis au libre arbitre. Les tropes d’habillement eux-mêmes sont sujets à des variations dans le temps et les productions culturelles. Elles offrent une différente apparition d’un même cliché, signifiant un message similaire à travers leurs tenues, leurs accessoires, leurs vêtements, leur attitudes et leurs gestes.
S O R C I È R E S
Kate Moss , chapeau pointu et robe longue -défilé Martine Sitbon en 1993
Enchanteresse en plume - Alexander McQueen automne-hiver 2008 “In memory of Elizabeth Howe, Salem”.
Itération folklorique avec la campagne automne hiver 1998 de Yohji Yamamoto, photographiée par le duo Inez & Vinoodh.
F E M M ES
F A T A L E S
Velours sanglant et couteau
Thierry Mugler, automne-hiver 1983
Naomi met en joue
Versace printemps-été 1998
Ces variations transmises à travers les mots de la mode pour influer du sens à la tenue sont largement décryptées dans l’essai de Roland Barthes, Système de la mode. Bien que l’essai se concentre sur le langage et les mots de manière extrêmement méthodique, Barthes n’oublie pas le cœur de son objet : si le discours sur les vêtements peut être à ce point fascinant, c’est parce que les habits transmettent une forme de poésie, véhiculée par les mots à travers ce discours de la mode - potentiel poétique que Barthes juge par ailleurs mal exploité dans les écrits des journaux de mode.
“On peut attendre du vêtement qu’il constitue un excellent objet poétique ; d’abord parce qu’il mobilise avec beaucoup de variété toutes les qualités de la matière : substance, forme, couleur, tactilité, mouvement, tenue, luminosité ; ensuite, parce que touchant au corps et fonctionnant à la fois comme son substitut et son masque, il est certainement l’objet d’un investissement très important ; cette disposition “poétique” est attestée par la fréquence et la qualité des descriptions vestimentaire dans la littérature.”
Système de la mode ; 17. Rhétorique du signifiant : la poétique du vêtement ; 17.2. Une Rhétorique rare et pauvre
Cette poésie du vêtement transporte la mode vers un autre degré d’intérêt, plus intellectuel. Poétique, la mode s’envisage sous le prisme d’un sens du beau, au-delà de la simple apparence futile. Le grand vice de la mode - du style et peu de substance dans une apparence dénuée de sens - se trouve contredit par la poétique du vêtement.
Philosophie du vêtement et de la mode, vers une esthétique
Frivole de réputation seulement, les habits occupent une place aussi unique qu’essentielle. Nous passons une bonne partie de notre vie active habillée et nos nuits enveloppées dans le tissu de nos draps. Jusque dans la mort, nous sommes le plus souvent vêtus. Notre corps sera jusqu’à sa disparition principalement en contact avec la matière textile : telle est l’importance de l’habillement dans nos vies. Peu importe notre attachement à la mode, les vêtements seront là.
La nature volatile de la mode l’a reléguée au rang de phénomène difficile à saisir. Histoire et sociologie font partie des disciplines qui ont sur le mieux se l’approprier. La philosophie a été en revanche plus sporadique dans son étude de la mode, distillant des outils précieux. Dans le court essai Philosophie de la mode de Georg Simmel se déploie le plus explicitement le paradoxe de la mode : elle procède à la fois de l’imitation dans un désir de distinction simultanée chez le “porteur”. Nous pourrions ajouter que le paradoxe est aussi à l’oeuvre chez le designer, qui conçoit à la lisière de la création et de l’inspiration — à l’instar de la figure de l’artiste peintre et génie dont le procédé créatif et l’implication de l’imitation a occupé une partie des réflexions philosophiques et esthétiques au cours de l’histoire de l’art.
Dans son essai Le rêveur nu, John Carl Flügel analyse l’origine de l’habillement : nous n’avions pas besoin de nous habiller pour des raisons pratiques, ni d’impératif imposé par la pudeur de cacher notre nudité, contrairement au discours biblique. Cet impératif de pudeur est la conséquence de la religion - une autre construction. Pour Flügel, le besoin de s’habiller naît dans l’impératif de nous distinguer les uns des autres. C’est pour lui ici que se niche le principe originel de l’habillement, le principe d’ornement. Dans l’antiquité, les lois somptuaires distinguaient les différents rangs de la société à travers l’habillement. Si la réflexion autour de la mode nous a donné quelques concepts pour comprendre son fonctionnement, l’esthétique apporte elle ses outils qui lui ont permis d’analyser et d’explorer le champ de l’art : la question du goût, de l'interprétation, le sens du beau, et la réflexion sur une expérience subjective. Cette subjectivité va de pair avec le désir irrépressible de la mode pour la distinction.
Distinguer veut dire différencier, on l'utilise ainsi pour dire que l’on se démarque des autres. La distinction recoupe une connotation positive. Si L’habillement est le fruit de ce désir de distinction, n’oublions pas que nous nous habillons aussi pour mieux nous confondre parmi les autres. En certaines occasions, nous nous habillons pour mieux nous adapter, comme lors d’un entretien professionnel, mais notre liberté est dès lors entravée. Il y a beaucoup moins de place pour notre créativité et pour exprimer qui nous sommes. Les variations se réduisent, la subjectivité se perd. Quand nous allons dans le monde habillé, nous nous présentons tels que nous sommes et tel que nous voulons être en même temps. Ce soi habillé est en exposition et il agit comme une œuvre d’art pour ceux qui sont attachés à la présentation de leur apparence. Les dandys du 19e siècle note Baudelaire, n’étaient pas les plus extravagants ni les plus frivoles, mais l’attention portée au raffinement de leur apparence distinguait leur mise simple des autres. L’art de l’habillement est celui de la composition : le stylisme est l’assemblage de vêtements et d'accessoires ensemble pour former une silhouette complète. C’est aussi que se fabrique cette fameuse poétique du vêtement : là où pantalon et blouse vont acquérir, par leur synergie, un sens particulier. Bien sûr, nos choix sont aussi guidés par le goût, les tendances de la mode, nos besoins situationnels et des facteurs sociologiques. À un niveau pratique, mais non moins métaphorique, le choix de chaque vêtement et accessoire correspond à une partie du corps. Lorsque nous nous habillons, le geste est celui de la construction de soi, partie par partie, couche après couche : chaussure pour les pieds, pantalon pour les jambes, chemise et veste pour le torse… Chacun crée une extension visible de notre corps dans le monde.
De la composition du monstre à la création de soi
Cet art de la composition fait écho à celui de la formation des monstres, tel qu’évoqué dans la thèse de Gilbert Lascault “Le monstre dans l’art occidental“ : les bestiaires monstrueux listent d’innombrables assemblages d’animaux d’espèces diverses, éventuellement agrémentés de parties, où l’hybridation se démultiplie. De la célèbre chimère aux créatures peuplant les peintures de Bosch, ils sont les collages des corps possibles, à l’instar de nos apparences potentielles grâce à nos armoires emplies de vêtement. Dans cet art monstrueux culmine Frankenstein de Mary Shelley. Avec une créature vivante recomposée de chair humaine, elle révèle un acte de création quasi divin à travers la composition. Alors que le monstrueux était autrefois placé sous le signe de la malchance ou d’un avertissement de dieux, la nouvelle gothique de Shelley amorce le genre de la science-fiction et place l’être (humain comme monstrueux, créateur comme créature) dans une attitude d’agence. À travers le corpus esthétique, seul l’artiste était capable d’imiter l’acte de création à travers l’art, jonglant entre imitation et génie divin. Shelley dévoile désormais la possibilité d’une science qui nous rend plus proches de Dieu, avec une légère réserve : nous ne créons pas à partir de rien, nous ne faisons qu’assembler ce que nous possédons déjà.
Suivant la logique déroulée dans le récit, nos créations reposant sur nos maigres capacités, le résultat s’en trouve limité à des ersatz de nous-mêmes, ressemblant plus à des monstres qu’à de parfaites répliques. Viktor Frankenstein est devenu l’ombre de la créature qu’il a désirée, rejetée puis pourchassée avant qu’elle ne vole son nom sur nos écrans. Comme lui, nous tissons une relation complexe aux monstres à travers les productions cinématographiques ou littéraires : fascination plutôt que rejet radical d’une étrangeté qui renvoie à soi.
Dans le réel, à travers cet acte de composition vestimentaire, nous expérimentons la possibilité de nous créer nous même à travers un nouvel être, une image de nous même. Nous déployons ainsi une création qui dépasse les limites de nos corps par le biais du vêtement qui vient se superposer à la peau, la compléter. Dans sa phénoménologie de la perception, Maurice Merleau Ponty pense le corps comme l’interface parfaite entre le sujet et l’objet, quelque chose que nous expérimentons de l’intérieur, mais qui ne peut être complètement perçu par le sujet lui-même, qui le voit seulement de son point de vue. Nous ne pouvons pas pleinement voir notre propre corps. Les monstres et la mode opèrent comme des interfaces et artefacts que nous composons et décorons à l’envi.
Cette relation singulière et distordue à nous-mêmes et notre corps est dépeinte dans le film May de Lucky McKee (2002), un film qui puise dans le mythe de Shelley tout en explorant côte à côte l’art de composer des vêtements et la création d’un monstre. May, incarnée par Angela Bettis, est une jeune femme solitaire depuis son enfance et son isolation est renforcée par son amblyopie. Malgré le manque d’interaction avec autrui, elle tente de s’épanouir à l’âge adulte à travers de nouvelles relations romantiques. À la perspective d’un rendez-vous, elle s’arme de créativité avec ses vêtements : déchirant puis recousant ses habits pour faire le vêtement idéal pour l’occasion. Le vêtement et la couture agissent ici comme un outil d'auto composition de soi. Sa quête d’amour prend un autre tournant après plusieurs rejets, l’amenant à une décision radicale, transportant le film dans le genre du slasher : elle fabrique alors elle-même sa persona préférée à partir les plus belles parties des personnes qu’elle a aimé : jambes, nuques, cheveux, ajoutant des vêtements rembourrés ainsi que son oeil pour touche finale. Chair et tissus cousus ensemble forment la personne qu’elle aime le plus et qui ne la décevra jamais, essentiellement un reflet d’elle-même qu’elle peut enfin pleinement étreindre.
Dans le réel, quelles sont nos opportunités pour nous habiller pleinement comme nous le souhaitons, en exprimant pleinement notre singularité ? Le mythe de l’adulte autonome et libre de son apparence jusqu’à la plus originale se heurte au mieux aux croyances intérieures infondés envers la normativité - le sentiment de timidité, au pire à des formes de discrimination ou de microaggression quotidienne. Alternative acceptable pour se réaliser, la mode se présente de manière à nous distinguer et de nous rapprocher de notre “soi authentique”, celui que nous expérimentons de l’intérieur sans pleinement le percevoir, ou de notre “soi fantastique”, la créature dont nous sommes le créateur. De même que notre relation au corps et au monstres, notre lien avec la mode est souvent sinueux. Son manque de praticité évident, d'ailleurs alternativement moqué ou dénoncé : les créations de Viktor & Rolf, de Thom Browne ou de Margiela semblent tellement déconnectées de nos triviales expériences quotidiennes. Comment monter des escaliers, chaussé des vertigineuses Gillies Heels de Vivienne Westwood ? Dans sa bulle privilégiée, la mode ne tient pas compte de nos obligations quotidiennes ou de notre confort. C’est en tant que forme d’expression égoïste pleinement centrée sur le rapport soi/habit qu’elle excelle. Proche de la pratique de la performance : le corps vêtu de la mode entre en représentation et le porteur maîtrise son exposition jusqu’à sa sortie de l'espace public. Un acte égoïste, qui se veut guidé par le sentiment d’empowerment, à l’expérimentation d’une forme d’adéquation entre le soi intérieur (ou soi souhaité) et le corps habillé en représentation. Cette liberté du soi et son expression n’a pas cours avec l’habillement “non à la mode” de la norme : les modèles standards sont imités avec peu de renouvellement et moins de possibilités. Une expérience qui peut s’interpréter comme une forme d’aliénation.
Avec ses silhouettes reconnaissables qui ont marqué l’imaginaire culturelle, la franchise Matrix imaginée par Lilly et Lana Wachowski donne un aperçu très lisible de ces deux dynamiques. Dans la Matrix, Neo et les autres éveillés cultivent une apparence unique dans la Matrice : palette sombre et silhouettes allongées sont coordonnées mais les matières, les coupes et le stylisme les distinguent. Mêlant esprit gothique, fétichisme et cyberpunk, différant d’un rebelle à un autre, appuyant leur singularité. Ils sont désormais pleinement eux-mêmes et modèle leur apparence vestimentaire et physique dans le monde alternatif. D’un autre côté, la figure antagoniste de l’Agent Smith et ses clones partagent une apparence simple et unique, infiniment dupliquée : un costume et une chemise blanche. Uniforme des hommes actifs de la classe moyenne et supérieure dans le réel, cette apparence incarne dans le film un système oppressif et aliénant.
Dans la norme imposée, la créativité et la liberté sont abandonnées en faveur d’une obligation aliénante où l’effacement du soi prélude une triste horreur. Nous pouvons développer une tendresse infinie pour ces soi-créatures formées à partir de nos vêtements, jusque dans leurs imperfections. La mode et les monstres comme une expression de soi, en procédant par le biais de la composition, nous rapprochent plus intimement de nous-mêmes.
Texte issu de l’intervention à destination de la conférence Teratophilia - Transmedial Representation of Hybrid Sexualities, NYU, 2022, traduit en français et enrichi.