Alexander McQueen : total gothique
Immersion dans le travail d’Alexander « Lee » McQueen, designer anglais qui marqua la mode des années 90 jusqu’à sa mort en 2010. Aujourd’hui encore, l’immense héritage laissé derrière lui continue de nous fasciner.
Des défilés-spectacles inoubliables aux pièces iconiques, l’ampleur des créations de McQueen en impose par la diversité et la richesse culturelle de ses inspirations et des imaginaires qu’il a contribué à développer. Parmi les influences de l’enfant terrible de la mode, le gothique possède une place particulière. D’un simple détail sur un vêtement au thème d’un défilé, Lee McQueen savait jouer de la fascination du macabre. Alors que le gothique évoque aujourd’hui essentiellement une sous-culture musicale et vestimentaire issue de la scène post-punk des années 70 et 80 –effectivement présente dans la bande-son de ses défilés–, c’est le sens plus ancien, esthétique et littéraire que le créateur a privilégié.
C’est tout d’abord dans les références fréquentes au Moyen Âge que se manifeste le gothique chez McQueen. Le XIIe siècle a vu émerger le courant gothique dans l’architecture française jusqu’à infiltrer l’imaginaire chrétien et son iconographie. Le gothique est le genre d’un écho se réverbérant sur la pierre froide et humide d’une bâtisse, et son évolution littéraire débutant en Angleterre dans la deuxième moitié du 18e siècle s’inspire de ces châteaux moyenâgeux tout juste redécouverts. De cette littérature noire et hantée naît une mythologie moderne de contes sanglants et de monstres mélancoliques. Dans son essai Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun trace l'émergence du gothique au sein du siècle des Lumières. Cette ambivalence reflétant un questionnement intérieur où le reflet chatoyant du rococo masque un instant le vide intérieur dans lequel le gothique s’engouffre. Ce même mouvement paradoxal se retrouve au sein des créations de McQueen, entre magnificence dorée et silhouettes torturées.
Une inspiration tirant ses références du Moyen Âge
Dans un premier temps, le mot gothique s’emploie comme relatif au Moyen Âge et l’art gothique est synonyme d’art médiéval sous la plume de Raphaël, et plus péjorativement dans les lignes écrites par Vasari. De toutes les époques mises en avant dans les créations d’Alexander McQueen, le Moyen Âge occupe une place sans pareil : figures mythiques de l’âge sombre et esthétique médiévale surgissent au détour d’un décor, d’une passementerie. Fasciné par la violence et la portée funèbre des représentations du christianisme du Moyen Âge qui a vu naître le motif de la danse macabre, McQueen s’empare de ces symboles, tantôt pour les détourner que pour les exalter dans ses shows. Pour la saison automne-hiver 1996, dans son défilé intitulé Dante, en référence au poète florentin du Moyen Âge, McQueen évoque - à l’instar du poète de la Divine Comédie - sa vision de la mort et de la religion. Pour les vêtements, il s’inspire de la mode du 14e siècle peinte par Jan Van Eyck et Hans Memling. Corne au front, un mannequin personnifie la licorne, animal fantastique traversant le Moyen Âge.
Deux ans plus tard, McQueen réitère avec le défilé automne-hiver 1998, Joan, nous plongeant dans le martyr de Jeanne d’Arc. Coiffées à la mode médiévale, les mannequins abordent un front haut paré de tresses rappelant La Vierge à l’enfant de Jean Fouquet, tableau reproduit d’ailleurs sur le carton d’invitation. Côté collection, les robes façon cotte de mailles, des coiffes et des éléments d’armure font appel à la dimension belliqueuse du vestiaire moyenâgeux, écho à la guerre de 100 ans. Lors du final, une mannequin au visage masqué est encerclée par les flammes, en écho aux dernières heures du martyr de la Pucelle d'Orléans. En avril, Shirley Mallmann et McQueen incarnent les personnages diaphanes et coiffés du défilé devant l’objectif de Nick Knight pour le magazine The Face. Quelques mois plus tard, sous la houlette de sa mentor Isabella Blow, McQueen est immortalisé en chevalier des croisades par Sean Ellis pour le même magazine.
L’art religieux et le détournement de l’iconographie chrétienne
McQueen aime glisser dans ses défilés des memento mori : d’abord avec un squelette assis dans le public lors du défilé Dante ou avec des accessoires macabres. Crucifix, couronne d'épine ou encore corset squelette et bijou de mâchoire reproduisant une mandibule imaginés par Shaun Leane pour le printemps 1998. L’emblème de la marque est une tête de mort : disséminée en motif sur une étole, elle le popularise auprès du grand public. Pour l’ultime collection imaginée par le designer et restée inachevée, Angels and demons, des tableaux pieux comme Les saints patrons de Cologne de Stefan Lochner cohabitent avec les monstres grotesques de Jérôme Bosch. La présence de l’imagerie chrétienne chez McQueen n’est pas uniquement d’ordre ornemental, elle s’engage aussi dans une interprétation critique de l’esthétique religieuse et de la violence réelle qui l’accompagne. Derrière le message spirituel et les représentations sublimes, McQueen souligne la cruauté historique des guerres de religion « Le thème du show était la religion comme cause de la guerre. La mode est si peu pertinente devant la vie, on ne peut oublier le reste du monde.” (...) "J'utilise les choses que les gens cachent, la guerre, la religion, le sexe, et je les force à regarder.” —Lee McQueen, interview pour Times Out 1997
Sorcières, monstres et gargouilles : l’évolution des motifs gothiques
En mars 2007, McQueen propose dans son défilé In Memory of Elizabeth Howe, Salem, 1692 une exploration de la figure de la sorcière. Les procès dits de Salem, épisode tristement célèbre de l’histoire des États-Unis, font écho aux chasses aux sorcières qui ont ravagé l’Europe au Moyen Âge tardif et au début de la Renaissance. Elizabeth Howe est une des femmes accusées de sorcellerie exécutées en 1692 dans le Massachusetts, et McQueen serait l’un de ses descendants. Défilant sur un pentagramme géant, noyées dans l’obscurité, les mannequins foulent un espace de sable noir et dévoilent une garde-robe sombre et chatoyante. Loin de la représentation de la mégère malingre et fripée initiée par les gravures de la Renaissance, le faste de la collection préfère évoquer les enchanteresses de l’Antiquité et les guérisseuses. Sur un bustier de plumes vertes se croisent les serpents du caducée, emblème des professions médicales. L’écran placé au-dessus du podium diffuse, entre autres, des images de foetus, rappelant leur rôle de sage-femme. Confrontant le pouvoir féminin à l’obscurantisme et l’oppression religieuse qui a sévi au-delà du Moyen Âge, McQueen fait briller une forme d’empowerment assombri par la repression des pratiques païennes et le contrôle de l’autonomie des femmes.
La littérature gothique et les histoires à dormir debout
Entre malaise et macabre, les shows d’Alexander Lee McQueen s'emparent d’une ambiance digne des romans noirs de la fin 18e et du début 19e siècle, truffés d’images effrayantes et d’atmosphères lugubres. En 1764, Horace Walpole trace avec Le Château d’Otrante les premières lignes du genre littéraire gothique. Après lui Ann Radcliff, Lewis, Sheridan Le Fanu, et leur héritiers alimenteront une production littéraire vivace jusque dans la modernité. Le gothique s’envisage comme la résonance de loin en loin d’époques disjointes parvenant à s’unifier dans une esthétique à travers des angoisses communes. Les ruines des châteaux du Moyen Âge alimentent les fantaisies d’un aristocrate anglais obsessif, Mary Shelley donne l’impulsion électrique nécessaire à la science-fiction, les adolescents s’attachent à une subculture mimant les habits noirs de l’époque victorienne. Il n’est pas question de revivre le passé, mais de créer une unité esthétique quand les angoisses du passé se ravivent à l’aube de la contemporanéité.
S'acoquinant avec le fantastique, le conte gothique anglais invente son propre bestiaire des monstres et de mécanismes situationnels pour mieux effrayer le lecteur. De cette littérature qui met en scène des événements étranges dans des lieux inquiétants se déroulant dans un passé plus ou moins lointain, McQueen tire la narration de ses défilés et de ses créations. Le designer nous parle d’un passé sanglant, à travers des événements historiques violents et traumatisants. Le défilé automne-hiver 1995 Highland Rape, un titre sulfureux qui déclencha la polémique, fait référence aux Highland Clearance du 18e siècle, l’expulsion forcée d’une partie de la population du nord de l’Écosse. Les vêtements de la collection sont lacérés et déchirés par endroits, McQueen reprend le tartan de ses ancêtres pour mieux exposer la violence de l’histoire tenue dans son héritage. Mais le nom de la collection choque et les critiques n’y voient qu’une glamourisation du viol et de la violence. Pourtant McQueen s’en défend : « C’était un cri contre ces designers anglais qui font … de fabuleux vêtements écossais. La famille de mon père vient de l’île de Skye, et j’ai étudié les révoltes écossaises et les évictions. Mais les gens sont si peu intelligents, ils ont pensé que c’était à propos des femmes se faisant violer, pourtant il s’agissait bien du viol de l’Écosse par l’Angleterre » —Lee McQueen, interview pour Times Out 1997.
Les défilés de McQueen fonctionnent comme les récits gothiques, en instaurant une ambiance glaçante qui donne le ton de la collection grâce à des éléments macabres tout en portant un message perceptible, mais pas immédiatement déchiffrable sur les événements marquants de l’histoire qui nous hantent. Avec lui, la mode se pare d’une perspective gothique, car capable de produire ce même effet d’étrangeté et de fascination. Les shows ne sont plus seulement lugubres à cause de leurs contenus, mais parce qu’ils observent la mécanique de la hantise où naît et s’épanouit l’horreur.
Le cinéma d’horreur et ses personnages mythiques
La littérature a enfanté des monstres et des créatures immortels au point de peupler encore aujourd’hui nos écrans et nos imaginaires culturels. McQueen fait souvent appel à ces figures emblématiques du gothique originel, mais aussi à leurs interprétations plus tardives dans le cinéma d’horreur. Sa collection pour le printemps-été 1996 baptisée The Hunger fait référence au film de Tony Scott, où Catherine Deneuve et David Bowie incarnent un couple de vampires. Une créature antique assoiffée de sang popularisée grâce à Carmilla de Sheridan le Fanu et au Dracula de Bram Stoker. Le créateur n’hésite pas non plus à piocher dans nos pires cauchemars de jeunesse. Le défilé automne-hiver 2001 What a Merry Go Round met en scène un manège angoissant de mannequins grimées en clowns façon Pennywise du film It, ou en voleur d’enfants comme dans le téléfilm anglais Chitty Chitty Bang Bang : une mannequin déambule avec les os d’un animal en guise d’étole sur l’épaule, une autre grimée en clown avance, un squelette humain accroché à la cheville. Le contraste entre la dimension naïve du décor et l’érotisme noir incarné par les mannequins accroît la sensation de malaise et fait basculer le conte pour enfant dans le terrifiant. Le cinéma d’Alfred Hitchcock occupe lui aussi une belle place dans les inspirations du designer. Deux défilés sont nommés directement d’après des films du réalisateur, affirmant l’importance de l’héritage hitchcockien au sein de ce gothique moderne. Sur le défilé printemps-été 95, The Birds, une nuée d’oiseaux envahit les jupes et vestes de la collection. Dix ans plus tard, McQueen réitère avec The Man Who Knew Too Much, rendant hommage aux silhouettes du vieil Hollywood plus particulièrement au style des héroïnes incarnées par Tippi Hedren et Kim Novak.
Au défilé automne-hiver 2002, Supercalifragilisticexpialidocious, McQueen brode autour des costumes des films de genre : le voile, les capes et les visages masqués chers à la littérature gothique, ainsi qu’une dimension érotique BDSM avec harnais et cuissardes, le tout complété par des loups en cage peuplant le décor. Le vêtement entretient ici le mystère de l’identité du personnage et permet l’apparition du fantastique, tout en dissimulant la nature potentiellement monstrueuse ou cruelle des protagonistes. La cape bouffante ou le maquillage à l’allure de masque empruntent aux héros maléfiques de l’époque victorienne comme Jack Talons-à-Ressort tout en évoquant le superhéros masqué le plus gothique de l’époque moderne, Batman, porté à l’écran en 1989 par le non moins gothique Tim Burton, d’ailleurs en charge de l’éclairage sur ce même défilé. La campagne publicitaire de cette collection, photographiée par Steven Klein, aborde la violence du gothique de manière beaucoup plus crue : près du mannequin, un homme est torturé sur une roue lancée à pleine vitesse ou bien un cadavre baigne dans un aquarium, au premier plan la modèle Tatiana Urina pose lascivement vêtue d’un ensemble noir ou lilas.
Le corps gothique chez McQueen : entre dissection et assemblage
illustrations de Simon Costin
L’approche du gothique par Alexander McQueen met aussi en perspective sa vision du corps dans la mode. Ses créations expriment une forme de violence métaphorique ou concrète et lui permettent de mettre en scène de nouveaux corps, voire de transporter le corps au-delà de son humanité. Une dimension présente dans les ouvrages gothiques comme Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’exemple le plus célèbre de création d’un être vivant inédit par le docteur Frankenstein, confectionné de toute pièce à partir de morceaux de cadavres. Suffisamment visionnaire pour effleurer la science-fiction, ce récit raconte l’horreur et l’immaîtrisable dans la manipulation des corps. Cette figure de savant fou sera à nouveau exploitée par H. G. Wells dans L'Île du Docteur Moreau. Comme ces créateurs jouant avec l’anatomie, McQueen sépare et rassemble le corps humain intriqué dans ses créations. Il nous présente de nouvelles créatures pas tout à fait humaines, ni complètement métamorphosées, correspondant aux abhumans développés par l’imaginaire gothique. Kelly Hurley, dans The Gothic Body, les définit comme « des sujets qui ne sont plus tout à fait humains, caractérisés par une variabilité morphique, continuellement en danger de ne pas s’accomplir eux-mêmes et de devenir quelque autre » L’abhuman a une apparence vacillante, éloignée de l’homme dont il partage simplement la silhouette.
Pour le défilé Givenchy haute couture automne-hiver 1997, McQueen, en collaboration avec Simon Costin, imagine une collection d’êtres composites, fruit d’expérience d’un chirurgien. Intitulée Eclect Dissect, la collection se présente comme l’œuvre d’un savant fou qui, grâce aux vêtements, dissèque et rassemble des corps humains avec des parties animales. Des hybridations parfois reconnaissables, qui donnent vie à des créatures proches du monstrueux, dont l’origine demeure pleine de mystère.
Nouvelle beauté gothique : corps ensanglantés et morbides
Défilé printemps-été 2001 Voss
Chez McQueen comme dans la littérature gothique, la femme occupe une place ambigüe : à la fois victime et prédatrice, femme fatale vénéneuse et vierge arrachée à un destin paisible. Cette dualité brutale s’exprime chez McQueen à travers les vêtements, symbolisant des corps féminins, à la fois violents et violentés. Son tout premier défilé Jack the Ripper Stalks His Victims nous en donne un aperçu : de cette collection disparue subsiste un manteau recouvert d’un imprimé fils de barbelé et tacheté de rouge sang. Des motifs narrant les sévices perpétrés par le fameux tueur en série sur les prostituées de Londres. Dans The Birds, McQueen nous plonge dans l’ambiance morbide des accidents de la route, croisant l’imaginaire balardien et celui du maître du suspens dans un décor de Simon Costin reproduisant le marquage de l’asphalte. Les mannequins apparaissent sur le catwalk par une sortie de tunnel, des traces de pneu traversant leurs vêtements et leur corps. Un an après, pour le défilé The Hunger, McQueen fabrique des corsets composés de deux couches de plexiglas, entre lesquelles se glisse un liquide rouge donnant l’effet du sang ou des vers de terre rappelant la putréfaction d’un cadavre. Pour le défilé Voss, il s’inspire des salles de confinement en hôpital psychiatrique. Les mannequins errent la tête bandée, simulant folie et désespoir en proie à leurs démons intérieurs. Erin O’Connor détruit sa robe en couteaux de mer, une autre est coiffée d’oiseaux empaillés qui la griffent par-dessus ses bandages, plus loin une robe au corset composé de plaques de verre pour microscope teinté de rouge symbolise le sang affleurant sous la peau ; la performance finale reproduit une photographie de Joel Peter Witkin façon tableau vivant. De manière poétique et mélancolique, le show illustre l’incroyable violence des traitements psychiatriques, notamment ceux infligés aux femmes au 19e siècle. Cette vision cruelle vis-à-vis de la femme a souvent été reprochée à McQueen, lui accolant le qualificatif de misogyne, car elle expose la gravité de ces thèmes sous le vernis glamour de la mode, romantisant une cruauté dont les femmes ont réellement souffert. Si la silhouette de la victime transfigurée par la cruauté gagne en beauté chez le designer, il provoque aussi un changement de valeur dans les normes du beau, invitant le désir et la fascination au sein du morbide. Le corps torturé, morcelé et réassemblé s’accommode de ses contraintes et de son apparence monstrueuse pour engendrer une nouvelle forme de beauté et d’harmonie.
C’est au cœur de cette harmonie bizarre que McQueen opère avec ses créations : il dissèque, coupe et assemble des tissus et met les corps dans des situations inconfortables qu’ils parviennent à surmonter dans une nouvelle forme anatomique. Vêtement et corps avancent de pair dans ses défilés, pour former les vecteurs d’un être nouveau. Un être moderne, sans peur, décadent, puissant et résolument gothique, qui gagne en pouvoir et en autonomie en défiant les normes autant que sa propre nature.